Mes bibliothèques débordent.
Elles sont pleines à craquer, déséquilibréee, à l’image de ma curiosité insatiable.
Je vis entourée de livres que je n’ai pas lus.
Des titres soulignés avec ferveur dans une librairie, notés dans un carnet, glissés dans mon sac, achetés sur un coup de cœur un jour où je me sentais lumineuse…
Ils sont là, sur les étagères, sur la table de nuit, sur mon bureau.
Ils m’attendent. Ou peut-être m’habitent-ils déjà.
À côté de ces promesses de lecture, il y a les fidèles compagnons : les essais que j’ai lus et relus pendant mes études en sciences politiques, les ouvrages théoriques que j’ai précieusement gardés depuis mes premières années d’université.
Lorsqu’on fait des études en sciences humaines et sociales, on ne peut jamais vraiment se séparer de ses livres de formation. J’ai bien fait de les garder : ils m’ont servi plus tard à construire les cours que j’ai donnés à mon tour.
Mes bibliothèques mêlent ainsi romans, essais, livres de développement personnel et magazines que je lis régulièrement: Moyen-Orient, Zamane, Diplomatie, Carto… Une cartographie mouvante de mes intérêts, de mes humeurs et de mes questionnements.
J’ai longtemps eu honte.
De ne pas tout lire.
De lire lentement.
D’oublier ce que j’ai lu.
De relire au lieu d’avancer.
De collectionner plus que je ne termine.
Et puis un jour, j’ai lu ce mot japonais : tsundoku.
Également désigné par le syndrome de la pile à lire, il désigne l’habitude d’acheter ou d’accumuler des livres sans forcément les lire. Mais loin d’un simple désordre ou d’une négligence, c’est pour moi une manière silencieuse d’honorer le savoir, de lui faire une place, même en attente.
J’ai appris plus tard que ce terme avait une histoire : au XIXe siècle, au Japon, la bourgeoisie achetait des livres pour asseoir une certaine légitimité intellectuelle, comme l’explique Khalil Mouna dans un entretien cité par Elle. Aujourd’hui, le mot a pris une autre coloration, mêlant le plaisir de l’achat à une forme de compulsivité assumée. Ce n’est pas de la bibliomanie, ce trouble obsessionnel d’accumulation. Le tsundoku, lui, n’est pas une pathologie : c’est une forme de joie.
Et je m’y reconnais.
Alors... suis-je atteinte de tsundoku ?
Peut-être bien.
Mais si c’est le cas, j’en accepte volontiers les symptômes.
Aujourd’hui, je ne vois plus ce désordre comme un défaut.
Il s’est transformé, peu à peu, en une bibliothèque vivante, mouvante, traversée par mes élans du moment. Certains y verraient une librairie personnelle, l’expression m’a marquée, lue un jour dans un article qui m’a réconciliée avec ma façon de lire. Depuis, je ne cherche plus à tout maîtriser. Je sais que chaque livre acheté, même s’il attend encore, fait partie d’un paysage intérieur plus vaste. Je ne suis plus intimidée par tout ce que je n’ai pas encore lu. J’ai appris à vivre avec cette part d’inconnu, à aimer ce que je ne comprends pas encore, et à faire confiance à la synchronicité d’une lecture arrivée au bon moment.
Aujourd’hui, j’essaie d’assumer ce désordre choisi.
Je n’achète pas toujours avec discipline ou logique.
Je lis avec lenteur, par fragments, avec des interruptions, avec des retours, des oublis.
Je parcours sans forcément terminer, je souligne sans toujours comprendre, je laisse un livre ouvert sur le bureau pour y revenir… un jour.
Et parfois, je l’oublie pendant des semaines
Et ce n’est pas très grave.
J’ai compris que les livres nous accompagnent même lorsqu’ils restent fermés.
Ils sont là, comme des présences. Ils habitent l’espace, mais aussi nos pensées.
Comme des réserves de pensée, de réconfort, de courage.
Comme des futurs possibles, en attente.
Dans cette vie où j’essaie de ralentir, je ne cherche plus à tout lire, tout absorber, tout finir.
Je cherche à habiter la lecture autrement :
non pas comme une tâche à accomplir, mais comme un voyage, une rencontre à vivre.
Lire, non pas pour cocher, mais pour ressentir.
Relire, parfois, au lieu d’avancer.
Abandonner un livre, sans remords, quand le lien ne se tisse pas… Je vais sûrement y revenir, un jour… ou peut-être jamais.
Et laisser certains livres fermés, comme des lanternes éteintes qu’on allumera peut-être un jour.
Ou pas..
Mais qui, rien que par leur présence, rappellent ce que je ne sais pas encore, ce que je n’ai pas encore formulé, ce que je cherche encore à comprendre.
Et toi ? Ta bibliothèque aussi déborde-t-elle un peu ?
Quels livres t’attendent encore, en silence ?
Te jugent-ils, ou patientent-ils, eux aussi, dans leur propre lenteur?
Penses-tu que le tsundoku est une dérive, un plaisir, ou maybe une forme de sagesse discrète ?
Et si vivre avec des livres non lus, c’était déjà une manière de lire le monde autrement ?
Zineb
Ton texte me rejoint beaucoup! Je ne connaissais pas cette philosophie japonaise et je vais m'y plonger joyeusement 😍
Je crois que les livres nous appellent, nous tendent la main. Et que le timing de lecture arrive en son propre temps, parfois dès l'achat, souvent dans un délai différent.
Et c'est parfait ainsi...